« Au début je participais aux marches qui ont suivi le 19 Août 2017. Mais avec l’implication de la diaspora et ce que j’entendais sur les réseaux sociaux, j’ai compris que si ça change et que tous ces gars de la diaspora rentrent avec leurs diplômes, nous on n’aura rien dans ce pays. Alors j’ai cessé de participer aux marches ». Citoyen togolais, membre d’un parti d’opposition jadis membre de la C14, propos entendus.
« On ne vous demande pas de réfléchir à notre place ; c’est nous qui sommes sur le terrain. Tout ce qu’on attend de vous dans la diaspora c’est de nous financer et d’organiser les marches dans vos pays d’accueil pour sensibiliser les autorités de ces pays sur le cas du Togo». Responsable d’un parti d’opposition jadis membre de la C14, propos rapportés.
Bonne et heureuse année 2021 !
Le titre initial que j’avais envisagé pour cet article était « Diaspora togolaise : danger ou opportunité pour l’opposition togolaise ? » Mais je me suis ravisé : quoique accrocheur, ce titre dirigerait le débat sous un angle où le lecteur n’aura qu’à concevoir la diaspora soit comme un danger, soit une opportunité pour la lutte du peuple togolais pour un changement politique ; cela ne laisse la place à aucune nuance.
Entre parenthèses, on m’a souvent critiqué de parler de « l’opposition togolaise » ; pour certains, il faut plutôt parler des « opposants togolais », car quoiqu’ils soient des individus opposés à la gestion du Togo par le régime du clan Gnassingbé, ces opposants ne constitueraient pas (ou plus) une force politique capable de faire reculer le régime, à quelques exceptions près. Les raisons de cette incapacité sont diverses et laissées à l’appréciation de chacun de nous, mais pour ma part, je continuerai par parler de l’opposition togolaise. C’est non seulement plus respectueux (on ne perd rien à l’être), mais cela charrie l’espoir et la détermination de voir une telle force se constituer, ou renaître de ses cendres.
Les deux propos au début de la présente analyse sont ceux de deux citoyens togolais et pas des moindres : l’un est cadre d’un parti d’opposition et travaille dans le secteur privé ; l’autre est responsable c’est-à-dire « leader » d’un parti d’opposition. Leurs partis furent tous les deux membres de la C14, la coalition de l’opposition togolaise constituée au lendemain de la révolte populaire du 19 août 2017, et dont la messe a été dite en décembre 2018. Ils sont certainement tous les deux animés par la volonté de mettre fin au régime qui régente le Togo depuis plus d’un demi-siècle ; ils veulent sûrement voir un autre Togo que celui que nous connaissons ; bref ils ont beaucoup de points communs avec l’ensemble des acteurs qui luttent pour le changement politique. Mais, et je dirais malheureusement, les deux sont la face émergée d’une opposition qui a une vision alarmante du rôle de la diaspora togolaise dans l’avènement du changement, une vision qui est un non-sens.
Le premier, victime d’une vision étriquée de la construction de la nation où tout tourne autour de l’accès aux postes publics, a une peur morbide de la concurrence que peut représenter une diaspora expérimentée dans la gestion des affaires de l’État par rapport aux cadres restés au pays, et du risque que cette diaspora s’adjuge (tous) les rôles si le mouvement politique qu’elle soutenait venait à triompher. Il est difficilement concevable qu’un militant de l’opposition togolaise éprouve une telle crainte au point qu’elle l’amène à se désengager de la lutte.
À force de vivre dans un pays où le RPT/UNIR rafle tous les postes au fur et à mesure qu’il s’adjuge des « victoires » militaires (sur les manifestants aux mains nues) et électorales (sur des partis émasculés), ce citoyen est resté prisonnier de la logique du vainqueur-qui-prend-tout. Pour lui, le bénéficiaire d’un mouvement populaire soutenu par la diaspora n’est pas le peuple, ou même les acteurs basés au Togo, mais la diaspora elle-même. Il est donc dans la logique d’une lutte pour le butin.
En réalité, l’idée de « ces gens de la diaspora qui viendront prendre tout » n’a pas son origine dans les cercles de l’opposition ; ce sont les défenseurs et activistes du régime RPT/UNIR qui l’ont imaginée et plantée dans les esprits des Togolais et cela dès le lendemain de la Conférence Nationale Souveraine de Juillet-Août 1991. Face au déferlement des conférenciers qui se présentaient comme détenteurs de 3 voire 4 doctorats et à leurs expériences professionnelles aussi longues que leur vie terrestre, l’argumentaire du régime auprès de ses soutiens indécis comprenait aussi l’exploitation de cette peur de voir ces multi-diplômés rafler le peu de postes publics disponibles au Togo, au nom de la méritocratie. Certains responsables de l’opposition qui avaient des craintes vis-à-vis de la popularité de ces anciens exilés ont vite fait de propager cette peur morbide dans leurs propres rangs. Depuis, cette peur est devenue une mentalité et fait des ravages. La plus puissante arme de l’oppresseur est la mentalité de l’opprimé, disait Marcus Garvey.
Le deuxième propos tel qu’il fut rapporté, vient d’un chef de parti, donc « un leader » de parti politique membre de la C14. Il n’est certainement pas le seul dans ce regroupement de leaders à ne voir en la diaspora qu’un bailleur de fonds pour les manifestations du pays et un organisateur des manifestations de rues à l’extérieur du pays. Pas parce que les membres de cette diaspora sont les seuls à pouvoir financer lesdites manifestations, ou parce que les bottes de la diaspora sur les trottoirs de Washington, Berlin ou Paris font plus de bruits que les sandalettes et babouches de ceux qui marchent à Déckon, Amoutivé ou Hanoukopé. Non ! C’est tout simplement parce que c’est le rôle qu’on trouve convenable pour cette diaspora, le rôle qu’on voudrait qu’elle joue, le seul rôle qu’on l’imagine jouer. Est-ce suffisant au regard de toutes les ressources que renferme cette diaspora? Au nom de l’efficacité de la lutte, la diaspora peut-elle jouer d’autres rôles? D’autres rôles sont-ils envisageables ? Autant de questions que ce responsable de parti ne s’est jamais posées, et qu’il balayerait d’un revers de la main tant cela le contrarie.
La réalité est que ce leader, aveuglé par son ignorance ou tout simplement empêtré dans son arrogance n’a pas jugé bon de prêter une oreille attentive à une série de propositions qui lui étaient faites par des membres de la diaspora avec lesquels il discutait. Ce qu’on retient en bref, c’est qu’il considère cette diaspora comme un outil plutôt qu’un partenaire, une attitude qui bien qu’elle relève de l’instinct du politicien n’est pas moins un faux-pas pour un responsable politique dans la situation du Togo. Cette attitude est l’illustration la plus parfaite de la méfiance que cultivent certains vis-à-vis de la diaspora. Et comme la diaspora elle aussi perçoit les implications d’une telle attitude, son engagement devient du coup teinté de méfiance vis-à-vis des responsables et cadres de l’opposition. Il faut briser cette chaîne.
Il est courant dans la diaspora d’entendre des gens s’offusquer que malgré leur bienveillance envers des acteurs politiques, ces derniers font preuve d’un mépris vis-à-vis de leurs contributions. On sait ce qui se passe, mais on ignore pourquoi. Et bien les résistances et voltefaces d’une frange de l’opposition vis-à-vis des propositions de la diaspora ne viennent pas du manque de pertinence desdites propositions ; elles viennent de cette méfiance irrationnelle des responsables, des cadres, et même des militants par rapport à ce qu’ils considèrent être les intentions de la diaspora, une chose bien loin de la réalité. Même si la diaspora représentait un danger pour l’hégémonie d’un parti (je répète qu’elle ne l’est pas), ce danger est-il plus grand que celui représenté par le maintien du régime aux affaires?
Pour conclure, je dirais que les responsables de partis et leurs cadres gagneraient – et le Togo avec eux – en fondant leurs relations avec la diaspora sur un partenariat plutôt que sur une chimérique sujétion ; il n’y a pas d’autres alternatives.
Quant au militant lambda qui redoute le retour de la diaspora en fonction de ce qu’il entend sur les réseaux sociaux, la question fondamentale qu’il faut se poser est celle-ci : et si la diaspora « avec tous ses diplômés » revenait pour créer plus d’opportunités, créer plus de postes qu’elle n’en occupe, au lieu qu’on la voit juste comme une concurrente preneuse du peu qu’il y a ? Par exemple parmi les exilés qui reviennent il y aura certainement des médecins pour s’installer dans nos quartiers et villages. En 2018 le Togo avait 0.1 médecin pour 1000 habitants selon la banque mondiale alors que l’OMS recommande 1 médecin/1000 habitants. Qui ne voudrait pas vivre dans un Togo où il y a 2 médecins pour 1000 habitants? Quel habitant du Togo ne voudrait pas avoir un médecin comme voisin, fut-il un ex-exilé?
A. Ben Yaya
New York, le 5 janvier 2021